QUATRIÈME PARTIE
CURRY TROUVE L’ARME
« Comme il est difficile de se faire une idée exacte d’un homme d’après ce qu’on raconte de lui », pensait l’inspecteur Curry.
Il regardait Edgar Lawson, dont tant de gens lui avaient parlé ce matin-là, et ses impressions étaient si différentes des leurs, qu’il y avait presque de quoi rire.
Edgar ne lui paraissait ni « étrange », ni « arrogant », ni même « anormal ». L’inspecteur avait devant lui un garçon des plus ordinaires, très déprimé, et à peu près aussi humble que Uriah Heep. Jeune, un peu commun et assez pitoyable, il ne demandait qu’à parler et se confondait en excuses.
— Je comprends que j’ai très mal agi. Je ne sais vraiment pas ce qui m’a pris. Comment ai-je pu faire cette scène et tout ce boucan ? Et ce coup de pistolet ? Dire que j’ai tiré sur Mr. Serrocold, qui a été si bon pour moi et si patient !
Il se tordait nerveusement les mains, et elles faisaient pitié, ces mains, avec leurs poignets décharnés.
— Si je dois être jugé, je suis prêt à vous suivre. C’est tout ce que je mérite. Je reconnaîtrai que je suis coupable.
— Personne n’a porté plainte contre vous, dit l’inspecteur d’un ton sec. Nous n’avons aucun témoignage qui nous permette d’intervenir. D’après Mr. Serrocold, ces coups de feu étaient accidentels.
— Je le reconnais bien là ! Il n’y a jamais eu un homme aussi bon que Mr. Serrocold ! Je lui dois tout, et voilà comment je reconnais ses bienfaits !
— Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ça ?
Edgar parut embarrassé.
— Je me suis conduit comme un imbécile.
— C’est ce qu’il me semble, dit sèchement l’inspecteur. Vous avez dit devant témoins à Mr. Serrocold que vous aviez découvert qu’il était votre père. Est-ce vrai ?
— Non.
— D’où vous est venue cette idée ? Quelqu’un vous l’a-t-il suggérée ?
Edgar se mit à s’agiter d’un air gêné.
— C’est difficile à expliquer… Je ne sais par où commencer…
L’inspecteur l’encouragea du regard.
— Essayez toujours. Nous ne cherchons pas à vous créer d’ennuis.
— Voyez-vous, mon enfance ne fut pas heureuse. Les autres garçons se moquaient de moi parce que je n’avais pas de père. Ils me traitaient de bâtard… et je n’étais pas autre chose. Ma mère était toujours ivre, et des hommes venaient tout le temps la voir. Je crois que mon père était un marin étranger. La maison était toujours dégoûtante. Un enfer ! Je me suis mis à imaginer que mon père n’était pas un simple marin, mais quelqu’un d’important et que j’étais l’héritier légitime d’une fortune magnifique. Et alors, je suis allé à une nouvelle école et j’ai bluffé, une ou deux fois, à mots couverts. J’ai dit que mon père était amiral. J’ai fini par le croire et j’étais moins malheureux.
Il s’arrêta un instant, puis reprit :
— Et alors, plus tard, j’ai imaginé autre chose. Je faisais des séjours dans les hôtels où je racontais un tas de sottises. Je disais que j’étais pilote sur un avion de chasse, ou que j’étais dans l’armée, au service des renseignements. Je ne savais plus où j’en étais. Je mentais sans pouvoir m’arrêter. Je ne voulais pas être malhonnête, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Mr. Serrocold et le docteur Maverick vous diront ce qu’il en est. Ils ont tous les papiers.
L’inspecteur Curry hocha la tête. Il avait déjà vu le dossier d’Edgar et son casier judiciaire.
— Enfin, Mr. Serrocold m’a tiré d’affaire et m’a amené ici. Il a dit qu’il avait besoin d’un secrétaire pour l’aider… et je peux dire que je l’ai aidé ! Oui, je peux le dire ! Mais les autres se moquaient de moi, ils étaient tout le temps à se moquer de moi.
— Les autres ? Mrs. Serrocold, par exemple ?
— Non. Pas Mrs. Serrocold, c’est une vraie dame… Elle est toujours aimable et bonne. Mais Gina m’a traité comme le dernier des derniers et Stephen Restarick aussi. Et Mrs. Trete me méprise parce que je ne suis pas un homme du monde, tout comme Miss Bellever… Et qu’est-ce qu’elle est, celle-là ? Une dame de compagnie, une salariée, n’est-ce pas ?
Curry remarqua chez le jeune homme les signes d’une surexcitation croissante.
— En somme, ils ne vous ont témoigné aucune sympathie ?
— Parce que je suis un bâtard ! s’écria Edgar avec emportement. Si j’avais un père, ils ne se seraient pas conduits comme ça !
— Alors, pour vous dédommager, vous vous êtes attribué un certain nombre de pères célèbres ?
Edgar rougit et dit entre ses dents :
— Je finis toujours par mentir.
— Et, en dernier lieu, vous avez prétendu que Mr. Serrocold était votre père. Pourquoi ?
— Parce que j’espérais les faire taire une fois pour toutes. Si c’était lui mon père, ils ne pouvaient plus rien contre moi.
— Oui. Mais vous l’avez accusé d’être votre ennemi, de vous persécuter.
Edgar se frotta le front.
— Je sais. Tout s’est embrouillé dans ma tête. Ça m’arrive quelquefois.
— Et vous avez pris le revolver dans la chambre de Mr. Hudd ?
Edgar parut embarrassé.
— Vous croyez ? C’est là que je l’ai pris ?
— Vous ne vous en souvenez pas ?
— Je voulais m’en servir pour menacer Mr. Serrocold, pour lui faire peur.
— Comment vous êtes-vous procuré le revolver ? demanda l’inspecteur, sans perdre patience.
— Vous venez de le dire… Je l’ai pris dans la chambre de Walter. Est-ce que j’aurais pu me le procurer autrement ?
— Je n’en sais rien. Quelqu’un… aurait pu vous le donner…
Edgar tourna vers Curry un regard inexpressif.
— Si on me l’a donné, je ne m’en souviens pas. J’étais si troublé ! Je suis allé me promener dans le parc, pour essayer de me calmer. Je croyais qu’on me surveillait, qu’on m’espionnait, que tout le monde était après moi, même cette vieille demoiselle si gentille, qui a les cheveux blancs… Miss Marple… J’ai dû avoir une crise de folie. Je ne me souviens ni de l’endroit où j’étais, ni de ce j’ai bien pu faire pendant la moitié du temps !
— Qui vous a dit que Mr. Serrocold était votre père ? Voilà un point dont vous vous souvenez certainement.
Edgar jeta de nouveau à l’inspecteur un regard sans expression et déclara d’un air maussade :
— Personne ne me l’a dit. C’est une idée qui m’est venue.
Curry poussa un soupir. Ces réponses ne le satisfaisaient pas, mais il se rendait compte qu’il n’obtiendrait rien de plus pour l’instant.
— Bon, dit-il. Tâchez d’être sérieux à l’avenir.
— Oui, monsieur. Oui, je vous le promets. Edgar se retira et Curry secoua lentement la tête.
— Ces cas pathologiques, c’est le diable !
— Vous le croyez fou, chef ? demanda le sergent Lake.
— Il est moins fou que je ne l’imaginais. C’est un faible d’esprit, un vantard, un menteur… Mais il y a chez lui une certaine candeur qui n’est pas sans charme. Il doit être particulièrement influençable.
— Vous croyez que quelqu’un l’a poussé à faire ce qu’il a fait ?
— Assurément, et Miss Marple avait raison sur ce point. Cette vieille demoiselle est une fine mouche. Je voudrais bien savoir qui a influencé ce garçon. Il ne veut pas le dire. Si seulement nous le savions… Venez, Lake. Nous allons procéder à une reconstitution minutieuse de la scène qui s’est déroulée dans le hall.
***
L’inspecteur Curry était assis devant le piano, et le sergent Lake près de la fenêtre qui donnait sur la pièce d’eau.
— Nous voilà fixés, dit l’inspecteur. Quand je suis sur ce tabouret, si je me tourne à moitié, comme en ce moment, de manière à ne pas perdre de vue la porte du bureau, je ne peux pas vous voir.
Le sergent Lake se leva sans bruit et se glissa dans la bibliothèque.
— Tout ce côté-ci de la pièce était dans l’obscurité. Seules, les lampes qui se trouvent près de la porte du bureau étaient restées allumées. Non, Lake, je ne vous ai pas vu sortir. Et, une fois dans la bibliothèque, il vous était facile de passer dans le couloir par l’autre porte. Deux minutes vous suffisaient pour courir à la chambre de Gulbrandsen, le tuer, revenir par la bibliothèque et retourner vous asseoir près de la fenêtre.
Curry réfléchit un instant, puis il reprit :
— Les femmes, qui sont près du feu, vous tournent le dos. Mrs. Serrocold était assise là, à droite de la cheminée, près de la porte du bureau. Elle n’a pas bougé, tout le monde est d’accord là-dessus, et il n’y a qu’elle qu’on pouvait voir de partout. Miss Marple était là. Elle regardait du côté du bureau, derrière Mrs. Serrocold. Mrs. Trete était à gauche de la cheminée, tout près de la porte qui donne sur le vestibule.
Ce coin était très sombre. Elle a très bien pu sortir et revenir. Oui. C’est possible. Soudain, Curry se mit à rire.
— Et je pouvais en faire autant.
Il se leva discrètement de son tabouret et se glissa le long du mur.
— Seule, Gina Hudd aurait pu s’apercevoir que je n’étais pas au piano. Et vous vous souvenez de ce qu’elle a dit ? « Au commencement, il jouait du piano. Après, je ne sais pas où il est allé. »
— Alors, vous croyez que c’est Stephen l’assassin ?
— Je n’en sais rien, dit Curry. Ce n’est ni Edgar Lawson, ni Lewis Serrocold, ni Mrs. Serrocold, ni Miss Jane Marple. Quant aux autres… (Il poussa un profond soupir.) C’est probablement l’Américain. Ces plombs qui ont sauté ! Voilà une coïncidence par trop commode. Et pourtant, vous savez, il m’est sympathique, ce type-là… Mais ça ne prouve rien.
Il examina avec attention la musique qui était sur le piano.
— Hindemith ? Qui est-ce ? Je n’en ai jamais entendu parler. Chostakovitch… Ces gens-là ont des noms à coucher dehors !
Il regarda le vieux tabouret de piano et en souleva le haut.
— La musique démodée est là. Le Largo de Haendel, les Exercices, de Gzerny. Je connais un joli jardin… La femme du pasteur chantait ça quand j’étais gosse…
Il se tut, les pages jaunies de la romance à la main. Dessous, il venait d’apercevoir, posé sur les Préludes de Chopin, un petit pistolet automatique.
— Stephen Restarick ! s’écria joyeusement le sergent Lake.
— Ne concluez pas trop vite. Je vous parie que c’est là ce qu’on veut nous faire croire.
***
Miss Marple grimpa l’escalier et frappa à la porte de la chambre de Mrs. Serrocold.
— Puis-je entrer, Carrie-Louise ?
— Bien sûr, ma chère Jane.
Assise devant sa coiffeuse, Carrie-Louise brossait ses cheveux d’argent. Elle regarda par-dessus son épaule.
— La police me demande ? Je serai prête dans quelques instants.
— Comment te sens-tu ?
— Très bien. Jolly a insisté pour que je prenne mon petit déjeuner au lit et Gina me l’a apporté en marchant sur la pointe des pieds, comme si j’étais à toute extrémité ! Les gens ne s’en rendent pas compte, je crois, mais, quand on est vieux, on supporte plus facilement un événement tragique comme la mort de Christian. On a eu le temps d’apprendre que tout est possible… et que tout ce qui arrive ici-bas n’a que bien peu d’importance.
— Ou…i, dit Miss Marple sans conviction.
— Tu n’es pas de cet avis, Jane ? Cela m’étonne.
— Christian a été assassiné, répondit doucement Miss Marple.
— Oui… Je comprends ce que tu veux dire. Tu estimes que c’est important.
— Pas toi ?
— Ça ne l’est guère pour Christian, dit Carrie-Louise avec simplicité. Il va de soi que c’est important pour la personne qui l’a tué.
— Qui cela peut-il être, d’après toi ?
Mrs. Serrocold secoua la tête, elle semblait désorientée.
— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux même pas imaginer un motif. Il y a sûrement un rapport entre ce crime et ce qui a amené Christian ici le mois dernier. Je ne crois pas qu’il serait revenu brusquement sans raison grave. Et, quelle que soit cette raison, elle existait déjà à ce moment-là ; mais, j’ai beau chercher, je ne me souviens de rien d’extraordinaire.
— Qui aviez-vous dans la maison ?
— Tous ceux qui y sont maintenant… Oui. Alex venait d’arriver de Londres. Et… ah ! oui… Ruth était là.
— Ruth ?
— Oui, chère amie, ma sœur Ruth. Elle passait quelques jours avec nous.
— Ruth ! répéta Miss Marple.
Son esprit travaillait. Elle pensait à l’entretien qu’elle avait eu avec Mrs. Van Rydock, avant de partir pour Stonygates. Ruth était ennuyée, inquiète. Pendant son séjour chez sa sœur, elle avait eu constamment l’impression qu’une menace pesait sur Carrie-Louise. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Quelque chose allait mal, c’est tout ce qu’elle pouvait dire. Christian Gulbrandsen, lui aussi, était ennuyé et inquiet, mais Christian savait ou soupçonnait quelque chose. Il savait ou soupçonnait que quelqu’un cherchait à empoisonner Carrie-Louise.
— Qu’est-ce qu’on me cache ? demanda soudain Mrs. Serrocold. Vous êtes tous bien mystérieux.
Miss Marple eut un petit sursaut.
— Pourquoi dis-tu ça ?
— Parce que je le vois bien. Je ne parle pas de Jolly, mais de tous les autres, y compris Lewis. Il est entré pendant que je prenais mon petit déjeuner, et je l’ai trouvé bien étrange. Il a bu un peu de mon café et a même mangé un morceau de pain grillé avec de la confiture d’oranges. De sa part, c’est invraisemblable. Il prend toujours du thé et il n’aime pas cette confiture. Il devait penser à autre chose… et je suppose qu’il avait oublié de déjeuner. Ça lui arrive souvent, et il paraissait si soucieux, si préoccupé !
Un silence gênant s’établit, mais Mrs. Serrocold n’eut pas l’air de s’en apercevoir. Elle souriait.
— À quoi penses-tu, Carrie-Louise ?
Mrs. Serrocold parut revenir de très loin.
— Je pensais à Gina, répondit-elle. Tu m’as dit que Stephen Restarick était amoureux d’elle. Gina est une enfant charmante, tu sais. Et elle adore Wally. J’en suis absolument sûre.
Miss Marple ne dit rien, et Mrs. Serrocold reprit sur un ton qui semblait indiquer qu’elle voulait excuser sa petite-fille :
— Les jeunes femmes comme elle, aiment à s’émanciper, à sentir qu’elles ont du pouvoir sur les hommes ! C’est bien naturel. Wally Hudd n’est évidemment pas le mari que nous souhaitions pour Gina. Normalement, elle n’aurait pas dû le rencontrer. Mais elle l’a rencontré et elle est tombée amoureuse de lui… et je crois qu’elle sait mieux que nous ce qui lui convient.
— C’est probable, dit Miss Marple.
— Il est si important que Gina soit heureuse !
Miss Marple regarda son amie avec étonnement.
— Oui. Mais le cas de Gina est très particulier. Quand nous avons adopté sa mère… quand nous avons adopté Pippa, nous nous sommes dit qu’il fallait absolument que cette expérience fût couronnée de succès. Vois-tu, la mère de Pippa…
Carrie-Louise se tut.
— Qui était la mère de Pippa ? demanda Miss Marple.
Carrie-Louise semblait incapable de décider si elle allait parler ou non.
— Nous avons pris la résolution, Éric et moi, de ne jamais le dire à personne. Pippa elle-même ne l’a jamais su.
— Moi, je voudrais bien le savoir, déclara Miss Marple.
Mrs. Serrocold la regarda. Elle hésitait à répondre.
— Ce n’est pas par curiosité. J’ai vraiment besoin de le savoir. Tu peux compter sur ma discrétion.
— Tu as toujours su garder un secret, Jane, dit Carrie-Louise, et, en disant cela, elle souriait au passé. Le docteur Galbraith… il est maintenant évêque de Cromer, est seul au courant. La mère de Pippa était Catherine Elsworth.
— Elsworth ? La femme qui a fait prendre de l’arsenic à son mari ?
— Oui.
— Elle a été pendue ?
— Oui. Mais il n’est pas du tout sûr qu’elle ait empoisonné son mari. Il avait la manie d’absorber de l’arsenic, c’était pathologique chez lui. Et, à cette époque, on ne comprenait guère ces choses-là.
— Elle faisait tremper des papiers pour attraper les mouches.
— Nous avons toujours pensé que les déclarations de la bonne étaient inspirées par la méchanceté.
— Et Pippa était sa fille ?
— Oui. Nous avons décidé, Éric et moi, que cette petite serait une Gulbrandsen, que nous lui donnerions en quelque sorte une nouvelle vie… en l’entourant de tendresse, de soins et de tout ce qui est nécessaire à un enfant. Nous avons réussi. On ne saurait imaginer une créature plus exquise et plus heureuse que Pippa !
Miss Marple garda le silence pendant un moment.
— Voilà. Je suis prête, dit Carrie-Louise en s’éloignant de la coiffeuse. Veux-tu être assez gentille pour demander à… l’inspecteur… je ne sais pas si c’est comme ça qu’on l’appelle… de monter dans mon petit salon. Je ne pense pas que ça le contrarie.
Loin d’être contrarié, l’inspecteur Curry fut assez satisfait de l’occasion qui lui était offerte de voir Mrs. Serrocold dans son cadre personnel. Il en profita, tandis qu’il l’attendait, pour regarder autour de lui avec curiosité. Il remarqua, notamment, une vieille photographie représentant deux petites filles. L’une était brune et souriante, l’autre, assez laide, fixait sur l’univers un regard boudeur sous des cheveux coupés en frange. Le matin même, une expression analogue l’avait déjà frappé. La photographie portait une inscription : « Pippa et Mildred. » Il la regardait encore lorsque Mrs. Serrocold entra. Elle portait une robe noire, faite d’un tissu souple et vaporeux. Sa petite figure rose et blanche semblait étrangement menue, sous sa couronne de cheveux d’argent. L’impression d’extrême fragilité qui se dégageait d’elle émut l’inspecteur. Il comprit pourquoi tous ceux qui la connaissaient tenaient tant à épargner à Carrie-Louise Serrocold tout ce qu’il était possible de lui épargner.
Elle lui dit bonjour, le pria de s’asseoir et s’installa dans un fauteuil à côté de lui. Curry commença à l’interroger. Elle répondit de bonne grâce et sans hésiter aux questions qu’il lui posa sur l’extinction des lumières du hall, sur la querelle entre Edgar et son mari, sur le coup de feu qu’on avait entendu…
— Vous n’avez pas eu l’impression que ce bruit venait de la maison ?
— Non. J’ai cru qu’il s’était produit dans le parc.
— Pendant cette scène entre votre mari et ce jeune Lawson, avez-vous remarqué si quelqu’un était sorti du hall ?
— Wally était déjà sorti pour changer le plomb. Miss Bellever est sortie peu après… pour aller chercher quelque chose, mais je ne sais plus quoi.
— Et qui encore ?
— Personne, autant que je sache.
— Auriez-vous pu vous en apercevoir, Mrs. Serrocold ?
— Non. Je ne crois pas, dit-elle après un instant de réflexion.
— Vous étiez trop absorbée par ce qui se passait dans le cabinet de travail de Mr. Serrocold ?
— Oui.
— Vous vous demandiez, avec inquiétude, ce qui allait arriver ?
— Non… non. Je ne peux pas dire ça. Je ne pensais vraiment pas qu’il arriverait quoi que ce soit.
— Pourtant, Lawson avait un revolver ?
— Oui.
— Et il en menaçait votre mari ?
— Oui. Mais il n’avait pas l’intention de lui faire du mal.
L’inspecteur Curry eut peine à dominer l’exaspération qu’il sentait monter en lui.
— Vous ne pouviez pas en avoir la certitude, Mrs. Serrocold.
— Je l’avais pourtant. Edgar n’est qu’un enfant. Il faisait l’imbécile. Il jouait pour lui-même un mélodrame où il se voyait dans le rôle d’un personnage audacieux et capable de tout, le rôle du héros spolié d’une aventure romanesque. J’étais tout à fait sûre qu’il ne se servirait jamais de ce revolver.
— Mais il s’en est bel et bien servi, Mrs. Serrocold.
— Le coup a dû partir accidentellement.
De nouveau, Curry se sentit exaspéré.
— Ça n’a rien eu d’accidentel. Lawson a tiré deux fois. Il visait votre mari. Les balles l’ont manqué de fort peu.
Carrie-Louise parut stupéfaite et prit une expression grave.
— Je ne peux vraiment pas le croire… commença-t-elle.
Puis elle se reprit vivement, pour prévenir la protestation de l’inspecteur :
— Je suis bien obligée de le croire, puisque vous me le dites. Mais je conserve quand même l’impression qu’il doit y avoir une explication très simple. Le docteur Maverick est capable de tout expliquer.
— Je sais que ce que nous faisons ici peut vous paraître stupide et dénué de sens, dit Mrs. Serrocold de façon assez inattendue. Je sais aussi que les psychiatres sont parfois irritants. Mais voyez-vous, inspecteur, nous obtenons des résultats. Et, sans doute ne le croirez-vous pas, mais Edgar est réellement dévoué à mon mari. S’il s’est mis à faire ces histoires ridicules en prétendant que Lewis est son père, c’est parce qu’il voudrait tant avoir un père comme Lewis. Ce que je ne peux pas comprendre, c’est ce qui l’a rendu subitement violent. Il allait beaucoup mieux, il était presque normal. À vrai dire, à moi, il m’a toujours paru normal.
L’inspecteur n’essaya pas de discuter ce dernier point.
— Le revolver dont s’est servi Edgar Lawson appartient au mari de votre petite-fille. Lawson a dû le prendre dans la chambre de Mr. Hudd. Mais ce revolver-ci, l’avez-vous déjà vu ?
Curry présentait sur la paume de sa main le petit automatique noir. Carrie-Louise l’examina avec attention.
— Non. Je ne crois pas.
— Je l’ai trouvé sur le tabouret du piano. On voit qu’il a servi récemment. Nous n’avons pas encore eu le temps d’en vérifier les caractéristiques, mais je crois fort que c’est l’arme avec laquelle on a tué Mr. Gulbrandsen.
Carrie-Louise fronça les sourcils.
— C’est dans le tabouret du piano que vous l’avez trouvé ?
— Oui. Sous de très vieux recueils de musique. De la musique que l’on n’a pas dû toucher depuis des années.
— Alors, il était caché ?
— Oui. Vous rappelez-vous qui était au piano hier soir ?
— Stephen Restarick.
— Il jouait ?
— Oui. En sourdine… un drôle de petit air un peu triste.
— Quand s’est-il arrêté de jouer ?
— Quand il s’est arrêté ?… Je ne sais pas.
— Il s’est bien arrêté ? Il n’a pas joué pendant tout le temps qu’a duré cette scène ?
— Non. La musique a cessé sans que je m’en aperçoive.
— A-t-il quitté le tabouret de piano ?
— Je ne sais pas. J’ignore totalement ce qu’il a fait jusqu’au moment où il est venu près de la porte du cabinet de travail pour essayer une clef.
— Croyez-vous que Stephen Restarick pouvait avoir un motif pour tuer Mr. Gulbrandsen ?
— Absolument aucun.
Mrs. Serrocold réfléchit et ajouta :
— Je suis persuadée qu’il n’en avait aucun.
— Mr. Gulbrandsen aurait pu savoir quelque chose de fâcheux à son sujet.
— C’est bien peu probable.
Curry eut une envie folle de répondre :
« Même si un cochon vole, il est bien peu probable que ce soit un oiseau. »
C’était un dicton à sa grand-mère, et il était sûr que Miss Marple le connaissait.
Carrie-Louise descendit par le grand escalier, et, de partout, on se précipita à sa rencontre. Gina venait du corridor. Miss Marple de la bibliothèque et Miss Bellever du grand hall.
— Ma chérie ! s’écria Gina. Comment vous sentez-vous ? Ils ne vous ont pas torturée, malmenée ? Ils ne vous ont pas fait des tas de misères ?
— Bien sûr que non ! Quelle imagination tu as, ma Gina ! L’inspecteur a été charmant et s’est montré plein de déférence.
— C’est la moindre des choses, déclara Miss Bellever. Tenez, Cara, j’ai là toutes vos lettres et un paquet. J’allais vous les monter.
— Apportez-moi tout ça dans la bibliothèque.
Les quatre femmes passèrent dans la bibliothèque et Carrie-Louise s’assit pour décacheter son courrier. Il y avait une vingtaine de lettres. À mesure qu’elle les regardait, elle les passait à Miss Bellever, qui les répartissait en plusieurs tas.
— Nous divisons le courrier en trois, expliqua Miss Bellever à Miss Marple. Les lettres des parents des garçons, que je remets au docteur Maverick. Les demandes de secours, dont je m’occupe moi-même, et, enfin, les lettres personnelles, pour lesquelles Cara me prépare des notes indiquant les réponses à faire.
Une fois la correspondance dépouillée, Mrs. Serrocold s’occupa du paquet. Elle coupa la ficelle avec des ciseaux et retira de l’emballage une boîte de chocolats fort alléchante, entourée d’un ruban doré. La boîte ouverte, elle y trouva une carte de visite qui ne fut pas sans la surprendre :
« De la part d’Alex, avec toute son affection. »
— Quelle drôle d’idée de m’envoyer des chocolats par la poste le jour où il vient ici !
Un sentiment d’inquiétude s’empara de Miss Marple. Elle bondit.
— Une minute, Carrie-Louise. N’y goûte pas tout de suite.
Mrs. Sirrecold resta interdite.
— Pourquoi pas, ma chérie ? Ils ont l’air délicieux.
— C’est vrai. Mais je vais d’abord demander… Gina, savez-vous si Alex est dans la maison ?
— Il me semble que je l’ai vu tout à l’heure dans le hall.
Elle courut à la porte et appela Alex. Celui-ci parut presque aussitôt.
— Madonna chérie ! Alors, vous êtes debout. Ça ne va pas plus mal ?
Il s’approcha de Mrs. Serrocold et l’embrassa doucement sur les deux joues.
— Carrie-Louise voulait vous remercier des chocolats, dit Miss Marple.
Alex eut l’air ahuri.
— Quels chocolats ?
— Ceux-ci, dit Carrie-Louise.
— Votre carte était dans la boîte, dit Miss Bellever.
Alex regarda la carte.
— En effet… Ça, c’est drôle… C’est même très drôle ! En tout cas, ce n’est pas moi qui les ai envoyés.
— Ils ont l’air succulents, déclara Gina en examinant les bonbons. Regardez, grand-maman, des chocolats au kirsch, ceux que vous préférez ! Ils sont là, au milieu.
Miss Marple lui enleva la boîte avec douceur et fermeté, la mit sous son bras et sortit sans dire un mot. Elle partit à la recherche de Lewis Serrocold. Il lui fallut un certain temps pour le trouver, car il était à l’institution, chez le docteur Maverick. Elle posa la boîte devant lui, sur la table, et lui raconta l’incident. Tandis qu’il l’écoutait, le visage de Serrocold se durcit et prit une expression sévère.
Les deux hommes sortirent les chocolats de la boîte avec le plus grand soin et les examinèrent un à un.
— Je suis à peu près certain, dit le docteur Maverick, que ceux que j’ai mis de côté ont subi des manipulations. Regardez-les par-dessous : la couche de chocolat n’est plus lisse. Il faut les faire analyser immédiatement.
— Ça ne semble pas croyable ! s’écria Miss Marple. Toute la famille aurait pu être empoisonnée !
Lewis hocha la tête. Il était très pâle et son visage restait crispé.
— Oui, dit-il. Il y a là une cruauté, un mépris de la vie d’autrui !… Je crois que tous les bonbons que nous avons mis de côté sont parfumés au kirsch. Ce sont ceux que préfère Caroline. Tout cela dénote la connaissance des moindres détails.
— Si vous ne vous trompez pas, s’il y a vraiment du poison dans ces chocolats, je crains, dit Miss Marple sans élever la voix, qu’il sera nécessaire d’avertir Carrie-Louise de ce qui se passe. Il faudra la mettre sur ses gardes.
— Il faudra qu’elle sache que quelqu’un désire sa mort, dit tristement Serrocold. Elle n’arrivera jamais à le croire.
***
Gina se redressa et rejeta en arrière ses cheveux qui lui retombaient sur le front. Elle avait de la peinture sur la figure et sur son pantalon. Aidée de quelques collaborateurs choisis, elle travaillait à une toile de fond représentant « Le Nil au coucher du soleil », en vue de leur prochaine manifestation dramatique.
— Eh ! mademoiselle ! C’est vrai, ce qu’on dit ?… Qu’y a par là une crapule qui travaille dans le poison ? chuchota derrière elle une voix un peu rauque.
C’était la voix de son jeune assistant Ernie Gregg, celui qui lui avait donné de si précieuses leçons sur le maniement des serrures. Ernie était universel : excellent machiniste, acteur à l’occasion, il se révélait collaborateur également enthousiaste pour tout ce qui concernait le théâtre, et, maintenant, l’idée d’une belle histoire faisait étinceler ses yeux ronds.
— Où diable avez-vous été chercher ça ? demanda Gina avec indignation.
Ernie ferma un œil.
— Ça se raconte dans tous les dortoirs. Qu’est-ce qu’on fait ici, Bon Dieu ! Hier, on fait son affaire au vieux Gulbrandsen, maintenant on empoisonne en douce ! Ils disent que c’est le même client qui a envoyé les bonbons et qui a descendu le vieux. Qu’est-ce que vous direz, mademoiselle, si je vous dis que je sais qui c’est ?
— Vous ne pouvez rien savoir du tout.
— J’peux rien savoir ? Une supposition que j’étais dehors hier soir et que j’ai vu des choses ?…
— Comment auriez-vous été dehors ? On ferme les portes de l’institution à sept heures, après l’appel.
— L’appel ! Moi, mademoiselle, j’peux sortir quand ça me plaît. C’est pas les serrures qui me gênent. Sortir, se balader dans le parc… histoire de se marrer, quoi. Je l’fais souvent.
— Allons, Ernie, assez de mensonges comme ça !
— Des mensonges ? Qui c’est qui en dit ?
— Vous. Vous mentez, vous vous vantez d’un tas de choses que vous n’avez jamais faites.
— Que vous dites ! Attendez seulement que les flics s’amènent et qu’i’ m’demandent qu’est-ce que c’est que j’ai vu hier soir.
— Et alors, qu’est-ce que vous avez vu ?
— Vous voudriez bien le savoir !
Gina marcha d’un air menaçant sur Ernie qui exécuta une retraite stratégique. Stephen, qui travaillait de l’autre côté du théâtre, vint au bout de quelques minutes rejoindre Gina et, après avoir discuté certains détails techniques, ils rentrèrent à la maison côte à côte.
— Les garçons sont tous au courant de l’histoire des chocolats de grand-maman, dit Gina. Comment l’ont-ils su ?
— Ils savent tout, croyez-moi.
— Ce qui m’épate le plus, c’est cette carte d’Alex. C’est idiot d’avoir mis une carte de lui précisément le jour où il venait ici. Vous ne trouvez pas ?
— Si. Mais personne ne savait qu’il allait venir. Il s’est décidé en deux minutes et il a envoyé un télégramme. À ce moment-là, on avait déjà fait partir la boîte. S’il n’était pas venu, l’idée aurait été excellente. Il lui arrive d’envoyer des chocolats à Caroline.
Stephen se tut un instant, puis il reprit :
— Mais ce qui me dépasse, c’est que…
Gina lui coupa la parole.
— C’est qu’il y ait quelqu’un qui veuille empoisonner grand-maman. Je sais. C’est inconcevable ! Elle est si adorable !… Et tout le monde l’adore, absolument tout le monde.
Stephen ne répondit pas. Gina le regarda vivement.
— Je sais ce que vous pensez, Steve.
— Vous croyez ?
— Vous pensez que… Wally… ne l’adore pas. Mais jamais Wally n’empoisonnerait quelqu’un. C’est une idée burlesque.
— Quelle épouse loyale !
— Ne dites pas ça sur ce ton railleur.
— Je n’ai aucune intention railleuse. J’estime que vous êtes loyale, et je ne vous en admire que davantage. Mais, ma petite Gina, ça ne pourra pas durer.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous le savez parfaitement. Vous êtes mal assortis, Wally et vous. Ça ne peut pas marcher, et il le sait, lui aussi. Un de ces jours, ça cassera et vous serez beaucoup plus heureux tous les deux une fois que ça y sera.
— Ce que vous êtes bête, dit Gina.
— Allons ! Vous n’allez pas me raconter que vous êtes faits l’un pour l’autre ni que Wally est heureux ici ?
— Oh ! je ne sais pas ce qu’il a. Il fait tout le temps la tête. C’est à peine s’il desserre les dents. Je ne sais pas ce qu’il faudrait que je fasse pour lui. Pourquoi n’arrive-t-il pas à se plaire ici ? Nous avons été si heureux à un moment ! Ce que nous avons pu nous amuser !… Et, maintenant, c’est un autre homme. Pourquoi faut-il que les gens changent comme ça ?
— Est-ce que je change, moi ?
— Non, mon vieux Steve. Vous êtes toujours le même… Autrefois, pendant les vacances, je ne vous quittais pas d’une semelle, vous vous en souvenez ?
— Et ce qu’elle pouvait me raser, cette petite Gina ! Maintenant, tout est bien différent ! Vous êtes arrivée à vos fins. N’est-ce pas, Gina ?
— Idiot ! dit vivement la jeune femme, et elle se hâta de passer à un autre sujet. D’après vous, est-ce qu’Ernie mentait ? À l’en croire, il se promenait hier soir dans le brouillard et il prétend qu’il en aurait long à dire sur le crime. Croyez-vous que c’est vrai ?
— Vrai ? Sûrement pas. Vous savez à quel point il est hâbleur. Pour se rendre important, il dirait n’importe quoi.
— Je sais bien. Seulement, je me demandais…
Ils marchèrent en silence pendant le reste du trajet.
***
Le soleil couchant illuminait la façade ouest de la maison. L’inspecteur Curry regarda de ce côté-là.
— Est-ce par ici, demanda-t-il, que vous avez arrêté votre voiture, hier soir ?
Alex Restarick fit un pas en arrière et répondit après avoir réfléchi :
— À peu de chose près. Il m’est difficile de préciser, étant donné qu’il y avait du brouillard. Oui, je crois bien que c’est ici.
— Dodgett ! dit l’inspecteur.
L’agent de police Dodgett, qui attendait, prêt à se mettre en mouvement, partit comme une flèche. Il s’élança vers la maison, traversa en diagonale la pelouse qui l’en séparait, arriva sur la terrasse et entra par la porte latérale. Au bout de quelques secondes, une main invisible agita violemment les rideaux d’une des fenêtres, puis l’agent Dodgett reparut à la porte qui donnait sur le jardin et courut pour rejoindre les autres. Il soufflait comme un phoque.
— Deux minutes quarante-deux secondes, dit l’inspecteur en faisant tinter la montre à arrêt avec laquelle il venait de chronométrer cette course, et il ajouta, sur le ton aimable qu’il aurait pris dans une conversation mondaine : Ça prend peu de temps, ces choses-là.
— Vous avez sans doute voulu vous rendre compte du temps qu’il m’aurait fallu pour courir là-bas et revenir ? dit Alex.
— Je constate simplement qu’il vous a été possible de commettre ce crime. C’est tout, Mr. Restarick. Je n’accuse personne… pour le moment.
Pour la première fois, Alex parut déconcerté.
— Voyons, inspecteur ! Vous ne pouvez pas croire sincèrement que c’est moi l’assassin, ou que c’est moi qui ai envoyé une boîte de chocolats empoisonnés à Mrs. Serrocold avec ma carte dedans ?
— C’est peut-être ce qu’on veut nous faire croire. Un double bluff, Mr. Restarick.
— Ah ! je comprends. Vous êtes rudement astucieux !
Très calme, l’inspecteur Curry jeta un regard de côté au jeune homme. Il remarqua la forme légèrement pointue de ses oreilles, le caractère si peu anglais de sa figure de Mongol, l’expression malicieuse de ses yeux. Il ne devait pas être facile de savoir ce que pensait ce garçon.
L’agent Dodgett, qui avait retrouvé sa respiration, prit la parole.
— J’ai agité les rideaux comme vous me l’aviez commandé, monsieur. Et j’ai compté jusqu’à trente. Un des crochets de ces rideaux a été arraché dans le haut. On ne peut pas les fermer complètement, et, quand la pièce est éclairée, ça doit se voir du dehors.
— Avez-vous vu filtrer de la lumière par cette fenêtre hier soir ?
— Il m’était impossible de voir la maison à cause du brouillard. Je vous l’ai déjà dit.
— Il arrive que la densité du brouillard varie. Parfois, il se dissipe sur un point pendant quelques minutes.
— Hier soir, il ne s’est jamais dissipé suffisamment pour me permettre de voir la maison, la façade principale, tout au moins. Celle du gymnase, qui était plus près de moi, se dessinait vaguement. Elle avait quelque chose d’immatériel qui m’a ravi. On aurait dit un entrepôt sur les quais. L’illusion était parfaite. Comme je vous l’ai dit, je suis en train de monter un ballet qui a Limehouse pour décor…
— Oui. Vous m’en avez parlé, dit Curry.
— On prend l’habitude, vous savez, de regarder les choses comme un décor et on oublie la réalité.
— C’est possible. Et pourtant, un décor, c’est quelque chose de bien réel. N’est-ce pas, Mr. Restarick ?
— Je ne vois pas exactement ce que vous voulez dire, inspecteur.
— C’est fait avec des matériaux qui n’ont rien d’irréel… de la toile, du bois, de la peinture, du carton. L’illusion est dans l’œil du spectateur et non dans le décor lui-même. C’est cela que je veux dire, le décor est quelque chose de réel, qu’on le regarde de la salle ou des coulisses.
— Alex regarda Curry, les yeux écarquillés.
Savez-vous, inspecteur, que cette remarque est particulièrement profonde ? Elle me donne une idée…
— Pour un autre ballet ?
— Non. Il s’agit de bien autre chose qu’un ballet ! Je me demande si nous n’avons pas tous fait preuve d’un certain aveuglement.